La Légende du Mobile

Extrait de « Wonderful » de David Calvo      

La Lune a toujours été la petite qu'on se plaisait à moquer car sa mère Saturne, aristocrate parée de bijoux, n'avait de cœur que pour ses deux autres enfants. Mercure d'abord, un curieux personnage, silencieux et effacé, attentif au moindre son, au plus petit détail. Jupiter ensuite, une horrible peste égoïste qui ne rêvait que de royales réceptions. Oui, depuis la nuit des temps, la Lune était la risée du Mobile.

Le Mobile, nom donné par les premiers peuples des étoiles à l'ensemble des planètes du système solaire.

En son centre, le Soleil, aveugle, veille placidement à ce que tout soit dans l'ordre. Sous son regard flamboyant, rien ne pouvait faire changer l'ordre des choses. Rien, car le Mobile est éternel.

 Mais il y eut l'incident Vénus et le sommeil de la Lune, et les choses empirèrent.

C'est une vieille histoire. Mars, père affectueux de Mercure et de Jupiter, époux silencieux de Saturne, était alors un politicien de haut rang, qui se déplaçait de nébuleuse en nébuleuse pour tisser les liens diplomatiques devant unir le cosmos en un tout gracieux. Ses absences répétées l'éloignaient, peut-être malgré lui, de ce qui pouvait arriver à sa benjamine, la petite Lune, écrasée par son frère et sa soeur. Mercure et Jupiter, parsemés de couleurs scintillantes et de merveilleuses constellations, paradaient dans les carnavals étoilés, maïs la Lune se drapait dans le gris déchu d'une robe minérale.

Pourtant, pendant tous ces millénaires passés à subir le joug de sa famille, la Lune avait nourri un amour secret et impossible pour Pluton, l'orphelin du cosmos devenu prince, son demi-frère, adopté par Saturne. Elle l'admirait pour son indépendance et sa surface grise, presque invisible. Mais, en amour, la Lune n'avait pas plus de chance : depuis son arrivée dans le Mobile, Pluton était promis à Jupiter, qui multipliait les ruses pour le charmer et offrir à sa mère un fastueux mariage.

Tout ceci, le peuple des étoiles ne le savait pas. Le peuple des étoiles, ces petites choses qui s'agitent à la surface des astres en applaudissant, et reconnaissent leur planète comme unique divinité protectrice. Des ponts de cristaux jetés entre les planètes, des tours majestueuses dressées vers les cieux, de longs habits aux motifs multicolores et de magnifiques animaux aux fourrures ondulantes... Un monde agité, que le système solaire avait laissé naître et s'épanouir des millénaires durant, en une immense civilisation sans égale dans la galaxie.

Ainsi les Sélénites, qui arpentaient douloureusement le sol poussiéreux de la Lune, vivaient-ils dans la crainte et l'oppression, utilisés par les Mercuriaux et les Jupitériens comme serviteurs dociles, ou esclaves dans les mines de fromage.

Si Pluton s'était décidé à épouser la Lune, peut-être que tout aurait pu être différent. Mais, incapable d'attirer l'attention de celui qu'elle aimait, la Lune devenait chaque jour plus triste. Elle aurait fait n'importe quoi pour se faire remarquer, s'affirmer au sein d'une famille ingrate. 

Or, par un beau matin étoilé, Halley, une comète magicienne qui passait régulièrement dans le système solaire pour amuser le peuple des étoiles, décida, par pure provocation, de monter sa foire sur la Lune. Les Sélénites, d'ordinaire bafoués et raillés, purent s'y rendre pour la première fois et découvrir les sublimes spectacles d'une fantasmagorie cosmique défiant l'imagination.

Alors que la fête battait son plein et que les soucis s'envolaient, la Lune fit parvenir un message à Halley, l'invitant à venir la retrouver le soir dans une de ses cavernes, où elle avait l'habitude de s'incarner. À travers la pierre des parois, la Lune parla de son amour pour Pluton, de son désespoir. Et la comète, qui aimait profiter des situations les plus inhabituelles, eut une idée : elle connaissait un charme qui, disait-elle, pourrait rendre la Lune plus belle et plus grosse que les autres. Mais Halley ignorait les effets secondaires de l'enchantement. Qui savait ce qui pouvait se passer ? Prête à tout, la Lune n'hésita pas. La comète invoqua donc le nom profond du Cosmos et consacra la surface lunaire avec une poudre de météorite laiteux. Puis, son office achevé, Halley décolla pour un nouveau périple dans l'univers, emportant avec elle les rires et les mains tendues des Sélénites.

Grâce au charme de la comète, la petite Lune, aux roches fracturées et aux déserts poussiéreux, se métamorphosa en somptueuse planète verte, pleine de vie, de beauté.

Elle s'élança vers Pluton pour lui déclarer son amour.  

Malheur ! Impatiente, la Lune acheva sa transformation, se brisa et se dédoubla : d'un côté, un astre sublime, qui rayonnait de sagesse et de gentillesse ; de l'autre, la pauvre petite Lune, emmitouflée dans son éternelle défroque aride. Croyant que la Lune était venue lui présenter une nouvelle orpheline du système solaire, Pluton ignora sa grise demi-soeur et se tourna vers la belle étrangère verdoyante. Ils tombèrent amoureux et ne se quittèrent plus.  

Après de longues discussions, Mars décida que la nouvelle planète s'appellerait Vénus et qu'elle partagerait l'existence de Pluton. Ils se marièrent dans un extraordinaire festival de cotillons. La Lune était accablée et Jupiter, furieuse de la dérobade de Pluton, la tint pour responsable de son malheur. Frappée et humiliée, la Lune tomba dans un profond coma dont elle ne sortit jamais plus.

 

Mais l'histoire ne s'arrête pas là.    

Elle continue, car Mars décida que le coma de la Lune était une tragédie pour les Sélénites. Dans un grand élan de générosité, Mars libéra tous les esclaves. Mais sans la conscience de la Lune, sans sa présence divine, les Sélénites se retrouvaient désormais victimes des lois de la physique, des changements du temps. A force de travail et de sacrifices, les Sélénites firent de la Lune un astre paisible, où les souvenirs douloureux devinrent les clés d'une douceur de vivre contemplative. Mais ça ne devait pas durer.

Pendant son coma, la Lune commença à rêver, ce qui était bien surprenant car, pour le Mobile, les rêves n'existaient pas, faute de sommeil. Aucune planète n'ayant jamais rêvé, ces songes lunaires complexes et décalés furent si forts qu'ils devinrent réalité. À la surface de la Lune, les Sélénites firent face à un fléau qu'ils n'avaient jamais connu : de fantastiques créatures sortaient des entrailles de la planète, des châteaux se construisaient en une nuit, des géants ravageaient les routes, des histoires absurdes gangrenaient les esprits. La vie devint bientôt impossible et les Sélénites, isolés sur une planète endormie, coupés du reste du Mobile, ne purent appeler à l'aide. Les rêves ravageaient tout sur leur passage et déséquilibraient le fragile équilibre que les Sélénites avaient eu tant de mal à construire. C'est alors que le Grand Savant fit son apparition, un Sélénite sage et bon vers lequel, souvent, le peuple se tournait. Le Grand Savant organisa une grande réunion et confia à ses, frères qu'il avait trouvé l'idée pour éliminer la menace : il allait inventer une machine capable de lire dans les pensées de la Lune, une machine qui décoderait ses rêves et les renverrait en utilisant les rayons solaires, loin dans l'espace. Son projet fut acclamé et la machine fut mise en chantier pour, un beau jour, être inaugurée. L'un après l'autre, les rêves lunaires se volatilisèrent et s'enfuirent en poussière argentée sur les rayons solaires. La population était triomphante, le peuple était sauvé. La voûte céleste pétilla. La machine fut mise en programmation perpétuelle, laissée dans un grand sanctuaire et oubliée comme une tradition. Mais les rêves ne furent pas envoyés dans le néant. 

Ils furent stoppés dans leur chute par un petit astre innocent, que personne ne connaissait vraiment : la Terre. Considérée comme une attardée mentale née d'une ceinture d'astéroïdes, la Terre avait été mise au ban de la société stellaire et éloignée des intrigues du pouvoir. Quand les rêves lunaires débarquèrent sur Terre, l'humanité était dans son âge homérique.

Les créatures orphiques envahirent les côtes de la Grèce antique, les harpies déchirèrent la chair des hoplites. Des géants magnifiques s'installèrent au sommet du mont Olympe et dictèrent leurs commandements. Des monstres gigantesques sortirent des flots : sans entraves pour freiner leur prolifération. Les rêves lunaires prirent possession de ce nouveau territoire et le plièrent à leur volonté.  

Le destin de l'homme était désormais intimement lié à celui de la Lune. Car tous ces monstres n 'existent plus de nos jours. Que sont-ils devenus ? Pourquoi auraient-ils disparu de la Terre sans rien dire ? La réponse est bien simple. Les habitants de la Terre savent rêver et ils ont, au cours de leur histoire, progressivement absorbé les rayons lunaires. Les humains, les plantes, les montagnes, la mer, les animaux... tous. La Lune est en eux. Elle s'est collée à leurs gènes, à leurs cycles naturels. Elle est dans leurs rêves. Et qui a dit que les montagnes ne rêvaient pas ? Elles n'ont pas de cordes vocales, comment pourraient-elles l'exprimer ?

Les habitants de la Terre sont donc condamnés si la Lune meurt un jour.

Si la Lune ne leur avait pas envoyé ses rayons, ils seraient des êtres sans rêves, sans espoir, sans merveilleux. Sans les rayons lunaires, ils ne peuvent rêver.

C'est ainsi.  

 

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